'LES LIAISONS DANGEREUSES', une suprématie féminine.
Lorsque le roman épistolaire de Pierre Choderlos de Laclos paraît en 1782, le scandale éclate. Mais derrière les effluves libertins de l'intrigue se cache un plaidoyer pour l'égalité des sexes. Se posant en précurseur du féminisme, Laclos donne le pouvoir aux femmes.
Dans un duo malsain et risqué, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont se jouent de leurs prochains. Séduire et bafouer l'honneur de leurs proies, tel est leur leitmotiv quotidien. Entre désir et vanité, le vicomte et la marquise se livrent bataille dans leurs échanges épistolaires. Victoires, défaites et combats, les corps à corps se multiplient et la mort rôde. Mais qu'on ne s'y trompe pas. Contrairement à ce que pourrait conclure une trop rapide lecture de l'ouvrage, les femmes mènent la danse dans cette ronde macabre. Bien sûr, certaines sont victimes, mais Laclos tourne ce statut à leur avantage. Car les belles éplorées provoquent ainsi inclinaison et passion chez leurs bourreaux. Femmes de tête, de coeur ou innocentes demoiselles, le pouvoir de ces dames s'insinue à travers les lignes de ces lettres et gouverne désormais la destinée d'un monde trop masculin.
Guerre des sexes
Il est évident que Choderlos de Laclos, largement influencé par Jean-Jacques Rousseau et son "contrat social",
y dénonce l'injustice d'une inégalité hommes/femmes. L'inégalité entre les sexes, présente à tous les niveaux de la société, doit donc être révolue. Partant de cette injustice, Laclos, dans ses 'Liaisons dangereuses', exalte les attributs féminins de la séduction, armes massives et dangereuses. Dès lors, la sage madame de Rosemonde y décèle une victoire de la femme : "Plaire, n'est pour lui qu'un moyen de succès ; tandis que pour elle, c'est le succès lui-même." Et pour conserver cet avantage et sauver leur honneur en toutes circonstances, les femmes ont plusieurs cordes à leur arc.
Plaisir des chairs et de l'esprit
Ainsi madame la marquise dévoile tous ses secrets dans la lettre 81. Elle y décrit sa ligne principale de conduite : privilégier le paraître aux dépens de l'être, seule façon de sauver ses apparences et sa réputation. Aussi se vante-t-elle d'être une parfaite autodidacte. Jeune mariée, puis jeune veuve, elle se nourrit de ses observations et sous couvert d'une irréprochable vertu, se joue des hommes et de leur concupiscence. Loin d'être l'oie blanche qu'elle prétend incarner, elle manipule tous ceux qui croisent sa route, de son prétendu ami et ancien amant, le vicomte de Valmont, à la jeune Cécile Volange, jeune naïve tout juste sortie du couvent. Et si le vicomte de Valmont semble au départ jouir du même pouvoir, il est évident que petit à petit les règles du jeu se retournent contre lui. Echec et mat. Il perd son seul et véritable amour (madame de Tourvel) et meurt dans un duel provoqué par Merteuil. Cependant, Valmont n'est pas la victime, mais plutôt le perdant de l'histoire. Mené par le désir de faire l'amour avec la marquise, il se laisse mener, aveuglé par ses inclinations et une confiance trop naïve. Fantasme inassouvi et personnage indépendant, la marquise de Merteuil dessine ainsi les traits d'un féminisme provocant et puissant.
Dame de cœur
Face à la perfidie de la marquise, la présidente de Tourvel, grande vertueuse de l'oeuvre, incarne le deuxième visage du féminisme. Car lorsqu'elle se donne, elle s'offre pleinement, sans retenue et surtout sans regret. Elle assume totalement sa décision et l'embrasse jusqu'à la mort. Mais a-t-elle réellement le choix ? Entre vertu, moralité et paraître, sa liberté semble bien illusoire. Mais les femmes des Liaisons dangereuses parviennent à gouverner les hommes, inversant les rôles. Ainsi madame de Tourvel se fait-elle maîtresse des pensées et des actes de son bourreau. Sa pureté et sa passion sont de véritables atouts. Son naturel et sa faiblesse non feints désarçonnent le vicomte qui tombe peu à peu sous les charmes de cette belle dévote. Il en est fou. Elle occupe ses pensées, dicte ses moindres gestes, emplit ses lettres… Le vicomte est enchaîné, alors même qu'il croit tenir la bride.
Dangereuse innocence
Ainsi, Valmont est ballotté de femme en femme, sans s'en apercevoir. Chacune, à sa manière, lui échappe : "Valmont veut coucher avec la marquise, qui ne veut plus coucher avec lui. Il veut coucher avec madame de Tourvel, qui ne veut pas. Il couche avec Cécile, qui voudrait coucher avec Danceny." Outre l'intelligence de la marquise et la pureté de la présidente, la jeune Cécile Volange participe également à cette domination féminine. Certes, la demoiselle est victime de la société, de son éducation et du vicomte, qui parvient à la manipuler et la mettre dans son lit comme bon lui semble (ou plutôt comme Merteuil lui a demandé), mais derrière son innocente figure de poupée, la belle fait des ravages.
Toute fois, la vengeance post-mortem de Valmont donnera le coup de grâce à la marquise. Ainsi la guerre s'achève par une vengeance masculine. Match nul.
(Extrait de www.evene.fr)